INDE : CHANTIERS INTERDITS Technique

Publié le par Alain

Aujourd’hui, il reste 5 000 ouvriers qui travaillent sur le chantier d’Alang.

Les photos de torses brûlés et de cages thoraciques écrasées sont rangées dans une petite armoire métallique fermée à clé. Le docteur Hamidani les conserve comme souvenirs des temps anciens, lorsque les blessés arrivaient par dizaines dans sa petite clinique coincée entre les chantiers de démolition.

« Je suis arrivé ici avec une vieille machine à rayons X et un générateur électrique pour avoir de quoi éclairer les corps des patients. Sur les navires découpés au chalumeau à la hâte, des réserves d’hydrogène ou d’explosifs sautaient comme sur un champ de bataille », raconte-t-il d’une voix paisible. C’était il y a dix ans. Trente-cinq mille ouvriers travaillaient sur les chantiers.

Depuis, le « champ de bataille » s’est vidé de ses navires et de sa légion d’ouvriers. N’en reste qu’environ 5 000.

Les autres sont rentrés chez eux, dans les États pauvres du nord-est de l’Inde, le Bihar, l’Uttar Pradesh ou l’Orissa.

« L’industrie est en pleine agonie », confie un responsable de l’association des chantiers de démolition. La hausse des coûts de construction incite les propriétaires à réparer leurs navires plutôt qu’à en racheter des neufs. Mais ce qui a porté le coup de grâce, c’est le départ du porte-avions Clémenceau, rappelé in extremis par la France en février 2006.

Le corps creusé par la misère

La décision de la Cour suprême indienne, le 11 septembre 2007, d’autoriser le démantèlement du Blue-Lady, l’ex-France, sur les chantiers d’Alang, sonne comme une revanche. Contre l’avis des ONG écologistes, le comité technique, nommé par les juges de la haute instance, a estimé que les infrastructures nécessaires pour traiter les matières dangereuses contenues dans les navires étaient disponibles sur le site.

La zone de sept hectares où vivent et travaillent les 5 000 ouvriers d’Alang est interdite aux visiteurs. Les ouvriers vivent reclus dans des dortoirs plongés dans l’obscurité, sans eau ni électricité, enfermés derrière des plaques de tôle clouées les unes sur les autres. « Nous vivons ici à 50 », lance Rakesh, le corps creusé par la misère, en poussant la porte de sa cabane.

Les ouvriers ne pensent qu’à une chose : économiser sur leurs maigres salaires pour envoyer le maximum d’argent à leur famille. « Avec 100 roupies par jour, ça fait peu, reconnaît Rakesh, mais grâce aux heures supplémentaires payées 15 roupies, on y arrive quand même. » Sauf accident. Il y a une semaine, un tuyau en fonte est tombé sur la jambe de Sudanka Pradam, un migrant de 24 ans.

Entre les usines de récupération et de recyclage, l’industrie d’Alang ferait vivre 12 000 personnes. Alors, la question de savoir si les chantiers tuent les hommes à petit feu est passée sous silence. D’après une étude commandée en septembre 2006 par la Cour suprême indienne, 16 % des ouvriers travaillant sur les chantiers de démolition portent des traces d’amiante dans leurs poumons. Mais personne ne veut, ou ne peut, croire aux dangers de l’amiante. « Après tout, 100 roupies par jour, c’est tout ce qu’on demande aux chantiers pour rester en vie. Il faut d’abord se nourrir avant de penser à sa santé », lâche un ouvrier.

Des nuages de gaz toxique

Les paysans des alentours ont beau souffrir de maux respiratoires à cause des nuages de gaz toxique qui s’échappent des navires lorsqu’ils sont démantelés, rares sont ceux qui se plaignent.

« Les chantiers nous intoxiquent autant qu’ils nous font vivre », avoue un agriculteur. Il possède deux camions, garés dans son champ, qu’il loue pour transporter les déchets des navires.

« Les chantiers donnent du travail, donc ils font reculer la pauvreté », résume Pratap Shah. Cet ancien député de 83 ans, proche du Parti du Congrès fondé par Gandhi, et directeur d’un journal local, va même jusqu’à jurer, la main posée sur un recueil de pensées de son maître : « Le Mahatma vivant aurait combattu les écologistes pour sauver les emplois d’Alang. »

Le Monde- Julien BOUISSOU — (Distribué par The New York Times Syndicate)

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